ACCUEIL • Politique
Le chef de division Droits de l'Homme de l'Onuci parle: « Ceux qui sont poursuivis sont d'un seul camp »
Publié le : 20 avril 2015 par Tié TRAORE

Le chef de la division Droits de l'Homme de l'Onuci est formel: «Toutes les victimes ne se reconnaissent pas dans les poursuites judiciaires» (Photo TT)
L'ancien ministre burundais, Eugène Nindorera, actuellement chef de la division droits de l'Homme de l'Onuci (Opération des Nations Unies en Côte d'Ivoire), a animé la conférence inaugurale de la rentrée solennelle du Mouvement ivoirien des droits humains (Midh), le jeudi 16 avril 2015 à Inades-Formation à Cocody-Mermoz.
- Partagez sur
Dans les échanges avec la presse, il a fait des révélations sur les poursuites judiciaires contre les pro-Gbagbo et celles annoncées dans le camp Ouattara, afin, dira-t-il, «de faire justice à toutes les victimes».
Dans votre communication sur le thème ''Protection des droits de l’Homme et lutte contre l’impunité en période post-conflit: comment concilier les nécessités de poursuites judiciaires avec la réconciliation et la paix'', vous avez ressorti le terme de justice minimum. Que doit-on entendre par ce terme?
Si on prend le rapport de la Commission nationale d'enquête, on parle de 3000 morts. Là, il s'agit de la crise post-électorale. Mais, si on porte le regard avant cette crise, on verra qu'il y a bien plus que 3000 morts. Et si on penche pour une justice intégrale, cela voudrait dire qu'il va falloir mener des enquêtes pour prendre en compte chaque Ivoirien qui a subi un préjudice. Je veux parler des blessés, des disparus, de ceux qui ont perdu des biens, qui ont été torturés. On devrait faire la justice pour tous ces cas là. C'est énorme et on ne pourra pas le faire. Ce n'est pas possible. C'est pour cela que je dis qu'il faut un minimum de justice. Et quand je dis un minimum de justice, c'est aussi en tenant compte de la réalité de la justice ivoirienne. Moi, je ne veux pas rêver. Le budget alloué à la justice, en général, et à la cellule spéciale d'enquête et d'instruction, en particulier, n'est pas suffisant. Peut-être que le ministère de la Justice peut négocier pour avoir une majoration, mais à court terme, il n'aura pas une majoration de 50%. Les effectifs dont on a besoin pour faire des enquêtes sur tous ces dossiers, le ministère ne les a pas, et il ne va pas les avoir de si tôt. C'est pour cela je dis que, si on veut parler d'une justice qui éclaire sur tout le passif de la crise, à mon avis, ce n'est pas réaliste, et cela ne peut pas marcher. Il faut une justice minimale.
Ramenant ce concept de justice minimum au cas ivoirien, faut-il entendre justice d'une partie au détriment d'une autre?
Non. Ce qui doit être fait, c'est de déboucher sur au moins la perception d'une justice qui soit équitable. Aujourd'hui, la réalité, c'est que ceux qui sont poursuivis, ceux qui sont en prison, sont les gens d'un seul camp. Quelque part, il y a un vide, et c'est la perception d'un certain nombre de citoyens, et surtout d'un certain nombre de victimes. Il y a des victimes qui ne se reconnaissent pas dans ce que la justice ivoirienne fait, en termes de poursuites, puisque jusque-là, elles ne voient pas les personnes qui sont responsables de leur malheur en train d'être poursuivies. Le gouvernement a déclaré, depuis fort longtemps, qu'il y aura des poursuites dans tous les camps. Mais, les faits sont là, et aujourd'hui, il manque cette perception qui pourrait amener tous les citoyens à avoir confiance dans ce qui est en train d'être fait. C'est pour cela que, généralement, quand je parle de justice minimum, c'est d'essayer d'avancer pour que les citoyens aient le sentiment qu'on est en train de rendre justice à tout le monde, au fur et à mesure qu'on avance pour ne pas conforter cette idée que la justice est quelquefois biaisée et qu'elle est favorable à un groupe plutôt qu'à un autre. C'est extrêmement important. Et parfois, il est important de mettre la main sur des leaders importants. C'est valable ici comme ailleurs. C'est valable dans mon pays, le Burundi. Moi, j'ai été à la Maca (Maison d'arrêt et de correction d'Abidjan, Ndlr), et il y a des prisonniers qui m'ont dit: «pourquoi, moi, on va me poursuivre alors que je n'ai fait qu'exécuter des ordres. Ce que j'ai fait, c'est sur ordre. Et celui qui m'a donné cet ordre est ambassadeur quelque part. Oui, moi, on veut me juger, il faut que l'ambassadeur soit à mes côtés». C'est la réalité. Cela veut dire, que si on veut vraiment que la justice avance, il faut que des actes soient posés. Le discours, c'est bien, mais les citoyens ne retiennent que les gestes. La justice pour toutes les victimes, c'est extrêmement important. Vous ne pouvez pas attendre du procureur ou des magistrats qui travaillent dans des conditions difficiles des poursuites dans tous les camps quand l'environnement sécuritaire n'est pas favorable. Comment le juge va-t-il prendre son courage à deux mains pour aller poursuivre un officier des Frci qui est encore tout puissant ou un ex-com-zone? Comment va-t-il faire ? C'est pourquoi, je dis qu'il est important de prendre des mesures administratives pour faire en sorte que cette personne ne soit plus aussi puissante qu'elle ne l'est aujourd'hui. Si moi, je suis procureur, pour m'attaquer à un com-zone, un officier des Frci qui est en fonction avec une sécurité que moi je n'ai pas, je vais réfléchir par deux fois avant de le faire. Des magistrats ont peur, et ce n'est pas de leur faute. Il faut bien comprendre la situation.
Que faut-il faire alors?
On peut prendre des mesures administratives pour affaiblir ceux qui sont accusés d'avoir commis des crimes graves. On doit, par exemple, les retirer de leurs fonctions de responsabilité. Le jour où le magistrat se rend compte que l’État ne donne plus cette protection quelque part à cette personne, il sera un peu plus motivé pour aller l'arrêter. Mais, aujourd'hui, aller arrêter quelqu'un qui est haut gradé dans l'armée, à la police, ou qui occupe de hautes fonctions dans l'administration publique, ce n'est pas évident. C'est pour cela que la lutte contre l'impunité n'est pas seulement l'affaire de la justice ou des magistrats. Le politique a une responsabilité. Quelquefois, quand je pose des questions, il y a des Ivoiriens qui me répondent: «Eugène, on se connaît». Cela veut dire qu'on sait plus ou moins qui a fait quoi, qui est propre, qui est moins propre, qui est sale avec une marge d'erreur. Pourquoi ceux qui ont les mains sales, on n'arrive pas à les écarter administrativement au moins? Et cela va aider la justice à mieux travailler. C'est l'ensemble de tous ces éléments qui vont permettre à la justice de mieux fonctionner. Les témoins par exemple, ne peuvent pas s'engager directement et ouvertement s'ils n'ont pas confiance au système en place. J'ai suivi les procès de ces derniers temps. Parfois, on a eu l'impression que les éléments à charge n'étaient pas là. Je ne dis pas que ceux qui étaient au box, ils n'y avaient rien à leur reprocher. Il faut se demander pourquoi, on n'a pas pu démontrer que tel ou tel autre prévenu avait fait ceci ou cela. Il y a tous ces aspects de la justice qu'on a parfois tendance à négliger en mettant toujours la responsabilité sur les pauvres juges qui parfois font de leur mieux dans un contexte qui est difficile. Il est normal que leur marge de manœuvre soit relativement limitée. Je salue cette rencontre du Midh qui participe de l'objectif de créer un vaste courant de citoyens et d'organisations, qui fait de la lutte contre l'impunité une action prioritaire et qui s'organise en vue de changer le rapport de force de manière à écarter des centres de décision des hommes et des femmes impliqués dans la tragédie que la Côte d'Ivoire vit depuis si longtemps. Aucun répit ne doit être laissé aux bénéficiaires de l'impunité de fait. S'il est vrai que certains sont forts aujourd'hui, il faut alors s'organiser pour qu'ils ne le soient plus demain, et qu'ils ne deviennent pas plus forts demain également, puisque cela est possible. C'est avant tout une question de conviction, d'engagement et d'endurance si l'on veut changer la situation qui prévaut dans beaucoup de pays africains où l'impunité semble s'être installée, parce que ce n'est pas quelque chose qui va se faire du jour au lendemain. C'est quelque chose qui va prendre du temps, et pendant ce temps-là, il va falloir trouver toutes les stratégies pour faire avancer le processus. Nous avons le droit et l'obligation de léguer à nos enfants une situation meilleure. Pour cela, nous avons une responsabilité et la balle est dans notre camp.
Propos recueillis par TRAORE Tié
Sauf autorisation de la rédaction ou partenariat pré-établi, la reprise des articles de linfodrome.com, même partielle, est strictement interdite. Tout contrevenant s’expose à des poursuites
Recevez le résumé quotidien de l’info en Côte d’Ivoire
La newsletter est gratuite et vous pouvez vous désinscrire à tout moment ! Profitez du meilleur de Linfodrome dans votre boite mail !
DONNEZ VOTRE AVIS SUR LE SUJET

Tié TRAORE
Journaliste Reporter
LINFODROME NE VIT QUE DU SOUTIEN DE SES LECTEURS
Abonnez-vous à partir de 1€ et soutenez le premier quotidien en ligne 100% indépendant, sans financement public ou privé.